Le bureau

 

C’était en 1951, mais l’année n’a pas vraiment d’importance dans cette histoire. En revanche, le mois a peut-être eu une incidence sur les évènements qui se sont passés, mais cela, on ne le saura jamais.

Ce matin-là, Jacques Bertrand s’était réveillé à 6 h 30. Après les étirements d’usage, il se leva et regarda par la fenêtre. Le temps était maussade. On était le 2 novembre, les frimas de l’automne laissaient la place à ceux de l’hiver. Le brouillard recouvrait la grande ville et transpirait ses gouttelettes humides et froides.

Jacques était content, le temps n’avait pas de prise sur son moral et il se réjouissait de retrouver sa place de travail et ses collègues. Après avoir passé à la salle de bains et avalé un petit café, il sortit et prit le chemin de la station de métro comme à son habitude. Enfin, on ne peut pas vraiment parler d’habitude car depuis quelques jours, Jacques avait changé de lieu de travail. Il avait été engagé l’année précédente comme réceptionniste dans une administration qui se situait au centre-ville. À la suite d’une décision politique, les autorités locales avaient réuni les administrations dans un grand bâtiment moderne situé maintenant dans la banlieue. Des places de parc avaient été aménagées et un arrêt du métro récemment construit offrait des commodités aux employés, qui pouvaient se rendre assez rapidement dans les nouveaux locaux.

Comme chaque jour de semaine, le train souterrain était bondé. On n’entendait que le bruit sourd du roulement. Les bouches étaient closes, certains avaient les yeux dans le vague, d’autres carrément un air de tristesse. Jacques souriait intérieurement et pensait : on est bien début novembre à voir la tête des gens, et dire qu’en plus, c’est la période de la fête des morts, c’est réjouissant. Cela lui rappela les obsèques de son grand-père qui avaient eu lieu six mois auparavant et il se dit : mon bon grand-papi, il était très connu mais il a fini sa vie dans la solitude et quand il est mort, une foule s’est précipitée pour lui rendre hommage avec moult discours. Ce serait quand même mieux si on s’occupait un peu plus des gens quand ils sont vivants. En tous cas, ceux qui sont dans ce métro en auraient sûrement bien besoin.

Arrivé au bureau, Jacques prit sa place et discuta un moment avec son collègue. Dans l’endroit nouvellement aménagé, il manquait encore l’installation des lignes de téléphones internes. Chaque fois qu’une personne demandait à voir un employé du service, le réceptionniste devait se déplacer à son bureau pour l’aviser. Heureusement, tout cela n’était que provisoire et la technique remédierait bientôt à cette situation inconfortable.

Dans le courant de la matinée, une femme arriva à la réception. Elle portait un manteau noir et ses longs cheveux, noirs également, tombaient gracieusement sur son col.

-      Bonjour Monsieur, je voudrais parler à M. Moret, Alfred Moret.

-      Bonjour Madame, répondit Jacques avec un grand sourire. Je dois aller le chercher, prenez place en attendant. Pouvez-vous me dire qui le demande s’il vous plaît ?

-      Non, je crois que c’est mieux qu’il ne sache pas.

-      Comment ? Je ne comprends pas Madame. Normalement, je dois toujours annoncer le nom de la personne.

-      Non, croyez-moi, il vaut mieux que vous ne l’annonciez pas.

-      Si vous ne voulez pas me dire votre nom, soit, mais au moins écrivez-le sur ce papier, je le plierai et le lui remettrai.

-      Bien d’accord, donnez-moi un stylo, je vais vous l’écrire, mais vous ne regarderez pas, n’est-ce pas ?

-      Bien sûr que non Madame, vous avez sûrement vos raisons. Je lui donnerai le papier et il se débrouillera avec ça. J’aurai effectué mon travail.

Jacques se demanda un instant pour quelle raison cette charmante dame ne voulait pas donner son nom, mais il se dit que c’était probablement une affaire privée et qu’il n’avait pas à s’en mêler.

Il prit la direction du bureau de Moret. À la suite du changement, il avait mémorisé la disposition des nouveaux espaces, mais il n’était plus vraiment sûr de l’emplacement de celui de son collègue. Après être monté d’un étage, il s’engagea dans un long couloir et s’arrêta devant le bureau qu’il pensait avoir identifié. Hélas, ce n’était pas le bon. Un peu confus, il s’approcha de trois employés en discussion un peu plus loin.

  • Vous savez où est le bureau de Moret ?
  • Oui, je crois qu’il est au fond du couloir à gauche.

Jacques reprit ses recherches. Il marcha jusqu’au bout du long couloir mais il n’y avait pas de bureau à gauche. Il ouvrit une porte devant lui qui débouchait sur un autre escalier. Il le descendit pour se retrouver au fond du grand bâtiment. Une rampe conduisait à la sortie et tout à coup, il se retrouva dehors, dans une sorte de terrain vague. Il regarda autour de lui et aperçut une autre rampe. Il s’y engagea et arriva dans un parc de voitures. Il faisait sombre et Jacques devenait vraiment inquiet, il pensait à la dame qui attendait, il ne savait plus où il en était. Il vit la lumière du jour de l’autre côté et se dirigea vers ce qui semblait être une porte de garage à moitié ouverte. Il se baissa pour passer et arriva sur une place entourée de maisons. C’était un espace clôturé, et donc aucun véhicule ne pouvait logiquement entrer ou sortir par cette porte. Il tourna plusieurs fois sur lui-même, essayant de comprendre la situation. La fenêtre d’une des maisons s’ouvrit.

  • Bonjour, vous êtes dans une propriété privée, que cherchez-vous ?
  • Bonjour, je vous prie de m’excuser mais je me suis perdu et je voudrais trouver une sortie.
  • Retournez par l’intérieur du garage, c’est la seule possibilité.

Son angoisse se faisait de plus en plus vive. Il se baissa pour entrer une nouvelle fois dans le garage, mais cette fois, il fut pris d’une peur panique. Dans une obscurité totale, il ne savait plus où aller, il essayait de crier et courir sans y arriver. Puis d’un coup, un son retentissant se fit entendre.

Jacques se réveilla en sursaut, son réveil sonnait depuis au moins une minute. Effrayé et en sueur, il prit conscience du cauchemar qu’il venait de faire. Il resta immobile dans son lit durant un moment en essayant de se remémorer les détails du songe. Il était cependant heureux d’être revenu dans la réalité et il se dit : avec tous les changements de ces derniers jours, ce n’est pas étonnant que je finisse par faire de mauvais rêves.

En raison de la surcharge de travail due au déménagement des locaux ces dernières semaines, il avait bénéficié d’un congé le jour précédent. Il se prépara pour se rendre à son emploi et partit avec entrain rejoindre le métro. A l’intérieur, les gens ressemblaient parfaitement à l’image vue pendant son sommeil et l’ambiance était glauque. Il riait intérieurement : quand je vais raconter les péripéties de ma nuit aux collègues, ils ne voudront pas y croire. Quant à ce bon vieux Moret, il va bien se foutre de moi.

À la station habituelle, plusieurs employés sortirent et se dirigèrent vers le nouveau bâtiment. Il fallait encore traverser un petit parc bien aménagé avec une jolie pelouse, quelques beaux grands arbres et un bassin au milieu. Tout le monde était pressé à cette heure matinale et en plus, il faisait encore sombre, froid et humide. Le temps n’était pas à la promenade. Pourtant, Jacques remarqua un peu à l’écart une silhouette qui donnait l’impression de flâner dans le grand jardin. Elle marchait lentement, s’arrêtait, regardait autour d’elle sans but précis. Jacques se dit : drôle de moment pour une balade, il y en a qui n’ont vraiment pas grand-chose à faire.

Arrivé dans le hall de l’administration, il s’arrêta un instant au pilier public. Il y avait beaucoup d’habitants dans la ville et de ce fait, entre les avis de décès, naissances et mariages, le tableau d’affichage contenait beaucoup d’informations. D’un œil nonchalant, il parcourut les avis de décès et tout à coup, il ressentit un frisson de la tête aux pieds.

Un des avis indiquait : « Alfred Moret 17 janvier 1897 - 1er novembre 1951 ». Alfred Moret, son collègue et ami qu’il avait tant cherché dans ses tourments nocturnes était mort hier. Très troublé et à la limite du malaise, il se rendit au bureau. L’émotion était grande car Moret, employé depuis de longues années, était très apprécié. Un petit discours sur les circonstances subites de son décès fut prononcé par le responsable du service. Selon les informations de son épouse, il était rentré chez lui dans la matinée en raison d’un état grippal. Durant l’après-midi, il était resté couché, s’était endormi et ne s’était pas réveillé. Une quête fut organisée pour sa veuve et beaucoup lui rendirent un dernier hommage lors de son enterrement qui eut lieu quatre jours après. Jacques Bertrand ne parla jamais de cet épisode de vie, ou plutôt de mort, qu’il avait vécu d’une façon aussi étrange.

Des années plus tard, après avoir suivi des cours de perfectionnement, Jacques avait pris de l’avancement. Il occupait un poste de responsable et disposait d’un bureau pour lui seul. Cependant, il n’avait jamais réussi à oublier la dame en noir de son cauchemar et le lien qui la reliait à Moret.

Des traces de cette sombre histoire lui étaient restées. Dans un réflexe primaire qu’il n’arrivait pas lui-même à comprendre, il ne pouvait s’empêcher de répéter aux nouveaux collègues réceptionnistes l’emplacement et le numéro de son propre bureau. Il voulait être absolument sûr que dans le cas où il y aurait une panne à la centrale des téléphones, le réceptionniste saurait le localiser sans difficultés.

Au début du mois de novembre de cette année, la ville connut un épisode météo marquant. Après une tempête de pluie et de vent, la température chuta et la neige recouvrit maisons et jardins. Ces perturbations créèrent des dégâts importants dans les infrastructures. La centrale téléphonique de l’administration ne fonctionnait plus et les réceptionnistes devaient de nouveau se déplacer pour annoncer les visiteurs comme dix ans auparavant.

Ce matin du 1er novembre 1961, comme chaque année, le temps était maussade. Comme à son habitude, Jacques Bertrand rejoignit son bureau. En passant à l’entrée, il ne remarqua toutefois pas le stagiaire qui venait de prendre son poste à la réception. Un peu plus tard, après avoir discuté un long moment avec une dame, le jeune homme débutant et plein de bonne volonté arpentait les couloirs un papier à la main. Un peu perdu, il demandait à tous ceux qu’il trouvait : vous savez où est le bureau de Monsieur Bertrand ?   

                                                                                                                                                             Etienne