Noëlla Rouget, le dialogue d'un monologue
Quelle beauté dans le dialogue entre son soi jeune et son soi âgé ! La vie n’est pas perçue de la même manière à vingt ans, quarante ans ou soixante ans.
La femme d’exception dont il convient de parler avec l’honneur qui lui est dû est partie rejoindre les étoiles à l’âge de cent un ans. Une longue vie marquée par des événements hors du commun pour beaucoup. Noëlla Rouget, membre de la Résistance française, décorée pour le prestige de ses actions, pour sa résilience et pour son humanité, a été au centre d’un magnifique moment de théâtre joué sur la scène du cinéma de Château-d’Oex, mardi 26 novembre dernier.
Adapté du livre du couple Exchaquet-Monnier « Noëlla Rouget, la déportée qui a fait gracier son bourreau » et approuvé par les deux fils de Noëlla Rouget, François et Patrick, ce beau dialogue/monologue raconte le parcours de la résistante à travers les nombreuses phases de son existence. L’histoire débute en 1940, avec une vie insouciante, remplie des projets d’une jeune femme heureuse. Elle se poursuit alors que l’horizon s’assombrit, obstrué par la construction d’un mur de terreur et de violence. S’ensuit une prise de conscience et le désir d’agir pour contrer l’occupant, par des gestes apparemment anodins mais d’une importance capitale dans le contexte de l’époque.
Au milieu du chaos, elle rencontre celui qu’elle va aimer, qui l’encourage à ne jamais lâcher prise et lui explique que l’humanisme demeure le meilleur moyen de détruire la haine. À sa demande, Noëlla commence par distribuer des tracts appelant à résister et à s’unir pour affaiblir l’ennemi, avant de passer à des actions plus risquées.
Noëlla Rouget et Adrien Tigeot furent arrêtés par la Gestapo d’Angers, le troisième centre en France comptant septante collaborateurs assidus à faire régner la terreur. Ce fut le début de six cent septante-trois jours d’enfer pour Noëlla, qui fit rapidement la connaissance de son bourreau, Jacques Vasseur. Les privations et la torture se succédèrent, visant à faire craquer le couple d’insolents qui, parfois, pliait dans son intimité, mais ne rompait jamais devant la police des assassins.
Elle fut ensuite transférée à Compiègne, où elle apprit la mort de son bien-aimé, ainsi que celle d’autres résistants restés dignes jusqu’au bout. Un jour, elle fut, avec beaucoup d’autres, embarquée pour l’horreur ultime dans des wagons à bestiaux en direction du camp de concentration de Ravensbrück. Pour celles qui réussirent à arriver vivantes après un voyage de trois jours dans des conditions inhumaines, la descente aux enfers se poursuivit avec le travail forcé.
Dans cette antichambre de la mort, l’annihilation complète de l’individu, voulue par les bourreaux, passait par la perte du nom au profit d’un simple numéro, accompagnée d’une phrase d’une violence inouïe : « Vous vivez dans la boue, vous deviendrez de la boue. »
Pour ces femmes plongées dans la misère, un nouveau défi commença : celui de survivre, de ne pas montrer sa faiblesse, et surtout de ne jamais demander à aller à l’infirmerie, d’où, la plupart du temps, on ne revenait pas. Il fallait se lever tôt, supporter un long appel dans le froid glacial, et nettoyer les cendres issues de la combustion des corps brûlés. Travailler encore et encore jusqu’à l’épuisement, sans autre nourriture qu’un liquide insipide et du pain contenant des résidus de bois.
Dans cet enfer, la foi représentait une source d’aide primordiale. Les détenues parvenaient parfois aussi, en toute discrétion, à trouver des moments pour réciter des poèmes, se moquer de l’ennemi et lui montrer, sans se dévoiler, à quel point sa déviance atteignait des sommets. L’ennemi le savait, il savait qu’il était moqué, mais il ne pouvait pas faire grand-chose contre cela, car elles avaient décidé que l’esprit resterait toujours le plus fort.
Un jour, après les tractations habituelles en temps de guerre, la porte s’ouvrit, et Noëlla, à bout de force, put sortir avec d’autres prisonnières survivantes. Geneviève de Gaulle, nièce du Général, qui faisait partie du groupe libéré, organisa leur départ vers divers lieux, dont Château-d’Oex, avec pour objectif de redonner vie à ces femmes ayant connu une souffrance inimaginable.
Ce n’est pas sans émotion que pour l’occasion, les organisateurs, actrices et proches présents évoquèrent une partie de la vie de la résistante décédée il y a quatre ans. Celle qui s’est déroulée au milieu de nos montagnes, ponctuée par sa présence dans ce cinéma ou dans la salle de spectacle environnante, où elle rencontra son futur époux. Une vie plus ou moins normale refit surface, mais Noëlla fut marquée par des douleurs intérieures et une difficulté à en parler qu’elle garda durant de longues années.
Lorsque le bourreau Jacques Vasseur fut retrouvé, caché chez sa mère, il fut jugé et condamné à mort. Noëlla demanda au président du tribunal la grâce de son bourreau, mais celle-ci lui fut refusée. Déterminée, elle écrivit alors au Général de Gaulle, qui accepta sa demande.
Cela marqua un nouvel épisode de sa vie, durant lequel elle dut affronter l’incompréhension des autres victimes, incapables de supporter sa largesse d’esprit et son désir d’en finir avec l’accumulation des cadavres.
Pour elle, tout cela avait trop duré, et à partir des années huitante, elle commença à parler pour accomplir un nouveau devoir : témoigner de l’horreur vécue et maintenir la mémoire vivante.
La compagnie théâtrale « L’Intemporelle » a présenté ce spectacle deux fois, dont une réservée aux écoles l’après-midi. L’intérêt des élèves a été grand et de nombreuses questions ont été posées à la suite de la représentation.
Mises en scène par Philippe Rolland et sur un texte de Stéphanie Aten, ce sont deux comédiennes de talent, Marie-Christine Garandeau et Anne-Laure Prono, qui ont magnifiquement incarné les situations de vie de Noëlla. Elles ont tour à tour revêtu le bel habit de la jeune femme, le manteau de cuir du bourreau, et l’habit infâme de la déportée, passant avec fluidité d’un rôle à l’autre d’une manière remarquable. Le dialogue, entrecoupé de monologues, a ainsi pu captiver l’auditoire par la subtilité et l’émotion dégagées en cette circonstance. Il faut également relever l’utilisation de l’écran du cinéma pour la projection d’un décor sobre et très bien intégré aux différentes séquences du drame évoqué.
Le nombreux public ne s’y est pas trompé, et des applaudissements nourris ont été adressés aux artistes, tant à celles sur scène qu’à ceux de l’ombre. Les spectateurs ont également pu poser des questions ou exprimer leur admiration pour la prestation.
Cette pièce a été créée en France à Avrillé/Angers le 11 octobre 2024 et il s’agit donc d’une œuvre jeune. Après quelques représentations, il s’agissait d’une première en Suisse, et il ne fait aucun doute qu’elle est promise à un bel avenir. Dans un monde actuel où le populisme, le nationalisme, l’autoritarisme, l’appel aux armes et à la vengeance se sont bien remis en ménage commun -pour autant qu’ils se soient un jour séparés- le rappel de la mémoire d’événements pas si lointains est une forme de résistance. Cette résistance finira peut-être, dans un délai malheureusement inconnu, par faire resplendir l’amour face à la haine.
À la question du titre de la pièce, « Qu’aurions-nous fait à sa place ? », il n’y a pas de réponse possible, si ce n’est dans l’âme profonde de chacun. Mais, au moins, la question déclenche la réflexion et encourage à engager le dialogue avec soi-même, le dialogue d’un monologue. Etienne