Sur cette page : Une noce chahutée - La romance et la virtuose - Deux cadeaux prestigieux - Des vétérans toujours jeunes - Une harmonie impériale - Flânerie automnale - Le carré des sonates - Le concerto de la funambule - Une sérénade printanière - Le destin d'un oiseau
Elisabeth Schwarzkopf
Une noce chahutée
Lorsque le rideau se lève sur la scène, le temps recule de trois siècles. L’ouverture débute, palpitante, forte, puissante, elle donne la clef de ce qui va suivre. Le spectateur se doute qu’il n’est pas présent pour voir et écouter une petite fable gentillette, mais plutôt LE véritable opéra buffa de la plus grande tradition de cette époque. Parlé et chanté en italien, langue bénie qui a sans nul doute été créée pour représenter la beauté, la conquête, l’intrigue, l’amour, le rire, la joie et… l’opéra.
L’auditoire est immergé dans un tourbillon de belles notes, de beaux airs et de voix exquises. Elles se confrontent en des échanges tragiques et comiques au milieu de tableaux animés, qui représentent cette période faste pour les créations artistiques en tous genres. Des quiproquos, des diatribes, de l’agacement, du mensonge, des cris et des pleurs. Tout est mis en œuvre pour une représentation pittoresque de cette vie du 18e siècle. Une société qui n’avait pas grande différence avec la nôtre en termes de comportements humains, cependant entourée de plus, beaucoup plus de panache.
Cinque… dieci… venti… trenta chante le valet fou de joie en présence de sa dulcinée et mesure l’espace de la chambre qui accueillera le lit nuptial. Malheureusement, sans compter sur l’acharnement de son maître à vouloir séduire sa promise.
Plus loin, « Porgi, amor », « Amour donne quelque repos à ma douleur, à mes soupirs ; rends-moi mon amour ou laisse-moi mourir ». Un des plus beaux airs de cet opéra, la complainte de la Comtesse au travers de la voix profonde de la soprano. Chant doux et triste, lamentations sur le délaissement du comte, son mari infidèle, enveloppé d’une tendre clarinette et du basson, qui fait frissonner au point de ne pas vouloir qu’il se termine.
Les quatre actes déroulent l’intrigue par une succession d’airs connus. Interprétés par Figaro, Susanna, la Comtesse et le Comte Almaviva, Cherubino, Marcellina, Bartolo, Basilio, Don Curzio, Antonio et Barbarina qui sans répit alimentent les rebondissements et les scènes cocasses de ce chef-d’œuvre. Selon la tradition, le drame se termine de façon joyeuse par et pour le bonheur des amoureux, Figaro et Susanna, et la repentance du comte infidèle qui revient auprès de sa comtesse. Le tout dans un final coloré d’une musique sublime et du jeu théâtral que Mozart a su, de façon magistrale, enrober de sa créativité et de son génie.
Cet opéra buffa en 4 actes, les Noces de Figaro, a été composé entre 1785 et 1786. Il est le fruit d’une collaboration entre W.-A. Mozart et Lorenzo Da Ponte, poète et librettiste vénitien. Il sera suivi de deux autres pièces prestigieuses, Don Giovanni et Cosi fan tutte. Basé sur une pièce de Beaumarchais, le livret « le Mariage de Figaro » fut accepté par l’Empereur Joseph II et permit ainsi à Mozart de le réaliser à sa manière, celle d’une fête. Il est d’ailleurs considéré de façon générale et avec raison comme le plus bel opéra.
La fin est heureuse pour la postérité mais un peu triste pour le spectateur qui, tenu en haleine durant plus de trois heures, s’est mêlé à cette toile en mouvement. Il doit maintenant prendre congé de cette fastueuse tranche de vie ancienne, composée de toutes les situations invraisemblables possibles, la rendant inoubliable.
En complément de cette féerie musicale, il ne reste plus qu’à écouter « Porgi, amor » et s’imprégner de cet air magnifique et de la voix de la soprano qui joue la Comtesse Almaviva. Etienne
La romance et la virtuose
C’est une pluie de notes, une rosée matinale de douceur. La virtuosité de la pianiste Mitsuko Uchida qui joue ce concerto de Wolfgang Amadeus Mozart est remarquable.
Référencé sous Concerto pour piano et orchestre no 20 K. 466 en ré mineur, le deuxième mouvement « Romance » fait frissonner de plaisir. Il représente une des pages les plus magnifiques de la musique classique. Serein et animé, il emballe l’auditeur dans un papier de soie avec délicatesse et force. Une ode à la beauté musicale qui vient rafraîchir l’âme pour qui écarte durant un moment la raison et ressent avec le cœur. Les variations se font dans une extrême onctuosité et fécondent les prémices d’un calme absolu qui conduisent au désir de faire éclore un court poème :
« J’aperçois cette ombre gracieuse qui se détache trop loin de moi et j’avance mon visage pour distinguer la belle femme aux maigres mains agiles. Quiète et concentrée, elle navigue d’un point à l’autre de son piano, habillant de sa beauté l’exquis concerto. Les touches, qui lui sont conquises, obéissent par sa grâce à harmoniser la sphère musicale. Comme cela paraît facile, quand joué par la pianiste, arrivée depuis la nuit des temps. Très loin et tout près à la fois, la belle mélodie se déplace comme l’onde par vagues successives… Et transcendé d’émotion par les bienfaits de la virtuose, je ferme les yeux ». Etienne
Une véritable respiration que cette pièce chaleureuse qui amène vers le monde de la beauté, de l’inspiration et du contentement. Pas dans le but de se détourner de la vie et de ses aléas, mais plutôt dans la faveur d’obtenir, à portée de main, un poème en musique qui ne demande aucun effort autre que de se l’approprier. Qui se trouve là, présent, pour le bonheur d’inspirer, de calmer et de donner vigueur à qui saura prendre conscience de son charme, incitant à la méditation.
D’une grande force de composition, cette œuvre réalise la prouesse, par l’intermédiaire du génie de son compositeur, de faire taire le bruit stérile. Ainsi, à l’écoute, la concentration se dirige vers elle et rien ne vient plus perturber ce moment savoureux qui se déguste sans modération. Elle ne provoque qu’une seule addiction, mais anodine, qui est celle de vouloir l’écouter encore et ainsi, découvrir à chaque passage une phase nouvelle, qui donnera encore plus de plaisir à s’en délecter.
La poésie musicale sans mots enveloppe les méandres de l’esprit et conduit à une forme de rêverie éveillée qui fait voyager l’âme. Pour en être convaincu, il suffit de se risquer à écouter, la mélodie s’occupera de la suite et apportera le bien-être. Etienne
Après environ 50 secondes d'écoute du Misericordias Domini de Mozart débute l'air dont Beethoven se serait inspiré pour son Ode à la joie.
Deux cadeaux prestigieux
Dans le réservoir plusieurs fois séculaire de la musique sacrée, on trouve parmi tant d’autres, un chef-d’œuvre composé par Wolfgang Amadeus Mozart en 1775.
Le "Misericordias Domini K. 222" est un offertoire, soit une musique jouée avec un chant en latin durant la partie de la messe où le prêtre place l’offrande du pain et du vin sur l’autel.
Comme la plupart des compositeurs des temps anciens, Mozart n’a pas failli à la règle qui voulait que la musique constituât une base pour amener les fidèles à rencontrer le Divin. L’Église de cette époque, forte de sa puissance temporelle, sollicitait des pièces musicales qui devaient répondre à des codes de compositions particulièrement compliqués de la liturgie, catholique dans ce cas.
Lorsque de bonnes conditions d’écoute sont présentes, l’air magnifique du Misericordias Domini porte le disciple et le dépose sur un nuage de beauté et de solennité. La gravité du thème religieux impose le respect et tend à construire une toile de fraternité entre le ciel et la terre. Dès lors que le firmament s’est ouvert, le son sacré dispense une aura de bienveillance. Il distribue ses bienfaits à ceux qui recherchent l’unité, démontrant l’effet de la beauté vocale sur l’âme.
Litanies, vêpres, messes, requiem et autres pièces religieuses ont contribué à mettre en avant la capacité quasi irréelle de Mozart à créer une musique dans tous les domaines connus de son époque et encore au-delà.
Une référence bibliographique mentionne que Ludwig Van Beethoven semble avoir été hanté durant sa vie par un air que l’on retrouve dans le Misericordias Domini. Environ cinquante ans après la composition de Mozart, Beethoven, au faîte de son art, compose sa 9e symphonie. Elle contient dans le dernier mouvement le thème de l’Ode à la joie du poète allemand Schiller, dont l’air central rappelle la pièce sacrée de Mozart. Cette symphonie, qui est un véritable monument de musique, deviendra l’hymne de l’Europe.
Certains musicologues ont avancé que Beethoven aurait commis un plagiat de l’œuvre de Mozart dans ce dernier mouvement. Cependant, à une époque où l’enregistrement n’existait pas, la reproduction était difficile et prenait beaucoup de temps, car effectuée sous forme manuelle. Des airs circulaient entre les musiciens, qui se retrouvaient en petit comité dans des salons. Ils jouaient des mélodies, s’évaluaient et se transmettaient des techniques qui servaient aussi de source d’inspiration. Ainsi, l’art musical s’est perpétué et une bibliothèque auditive gigantesque s’est créée au fil des siècles dans tous les genres musicaux. Elle a contribué à la mémoire d’œuvres superbes, destinées à faire vibrer les âmes des êtres qui ressentent le frisson de l’harmonie.
En tous les cas, le résultat fut bénéfique pour la postérité humaine qui a reçu deux cadeaux. D’un côté une pièce magnifique de musique sacrée et de l’autre une symphonie magistrale. Il ne faut jamais refuser un cadeau, encore moins deux cadeaux et encore moins quand ceux-ci ont été offerts par Mozart et Beethoven, n’en déplaise aux esprits chagrins. Etienne
Des vétérans toujours jeunes
Mon ami Pierrot, dans son magasin des Bossons qui sent bon la photographie, ne m’a pas prêté sa plume, mais m’a offert un lot de disques. Des vinyles 33 tours magnifiquement conservés dans leurs pochettes d’origine, prêts à reprendre du service et à être écoutés avec la déférence due à leur grand âge.
Quel plaisir que ce rituel de saisir la large enveloppe et sortir la grande rondelle noire trouée. Puis la poser délicatement sur le feutre de la platine, lever le bras du tourne-disque et passer la patte antistatique sur la face qui sera écoutée. Enclencher le bras, le voir se déplacer, se poser délicatement sur le bord et entendre ce petit grésillement propre à ce système génial des microsillons.
Le son se révèle chaud et tendre. Le processus mécanique de la courroie qui agit et fait tourner le disque à la vitesse voulue donne une impression animée. On peut également percevoir des variations dues à une technique d’enregistrement qui s’avérait plus compliquée.
Il y a aussi un retour en arrière qui se produit car l’époque des grandes collections de disques refait surface dans la pensée. Celles qui prenaient de la place, casées dans une étagère, bien rangées à la verticale et à l’abri de la chaleur, car la base plastique pouvait être déformée.
Dans ce lot magnifique, il y a les grands labels, tels Deutsche Grammophon, Philips, Electrola la voix de son maître, Columbia, E.M.I. Des disques contenant des pépites et des interprètes au faîte de leur gloire à l’époque de la fabrication de ce procédé. Sur le fond rouge d’une pochette, on voit le jeune violoniste Yehudi Menuhin, son instrument à la main pour des concertos de Bach et Mozart. Et aussi du baroque, du classique et du romantique avec Couperin, Vivaldi, Pergolesi, Haydn, Chopin et Schubert dans des magnifiques réalisations.
Et puis, il y a ce disque vert clair décoré d’un double piano stylisé avec les noms de Clara Haskil et Geza Anda inscrits dessus. Ils furent les sublimes interprètes du concerto en mi bémol majeur pour deux pianos K. 365 de W.-A. Mozart et du concerto en do majeur BWV 1061 de Jean-Sébastien Bach, enregistrés en 1956.
Installé sur la platine, le bras se tend, un léger froissement se fait entendre la démonstration des pianistes peut débuter. Un frisson parcourt l’échine lorsque démarre le premier mouvement. L’imagination prend le dessus en visualisant Clara Haskil assise à son piano faisant face à Geza Anda, pianiste hongrois avec qui elle joua et enregistra diverses œuvres de grands compositeurs.
Clara Haskil, femme frêle et atteinte dans sa santé durant toute sa vie, dès lors qu’elle jouait, semblait évoluer dans une autre dimension. Un son aérien et parfait, la grâce d’une virtuose à l’état pur qui selon la formule d’un journal viennois de son époque qui cite « Clara Haskil a été envoyée sur terre pour jouer Mozart » se révèle juste tant son interprétation est belle.
Poser au 21e siècle un disque vinyle 33 tours sur une platine revient quand même à la mode comme bien des habitudes « vintages ». Cela confirme que lorsqu’un produit d’une telle qualité a été inventé, il ne peut pas tomber dans l’oubli, quelle que soit la nouvelle technique qui lui succède. Etienne
Une harmonie impériale
Le concerto pour piano et orchestre no 19 en fa majeur K. 459 de W.-A. Mozart est parmi tant d’autres un véritable chef-d’œuvre. Le manuscrit porte la date du 11décembre 1784. Il a été joué par l’auteur à l’occasion du couronnement de l’empereur Léopold II, d’où son surnom de premier concerto du couronnement. On peut, un court instant, imaginer la scène où Mozart lui-même joue et dirige la pièce. Plus de deux cents ans après, cette mélodie, qui n’a pas pris la moindre ride, a été encore magnifiée par la technique d’élaboration des instruments.
À l’écoute, on perçoit la joie du compositeur, qui devait être très heureux en écrivant sa nouvelle œuvre. On peut imaginer le maestro assis à son clavier, écrire les notes, jouer dans sa tête, essayer, modifier, reprendre encore et finaliser sa pièce musicale.
L’époque de la vie du compositeur n’était pas absente de secousses diverses. Pour ne citer qu’un drame de la vie de Mozart, sa maman, qui l’accompagnait à Paris, est morte de la fièvre, probablement typhoïde, à l’âge de 58 ans et sans bénéficier des soins connus actuellement. Cela n’a pas empêché Mozart de composer encore et encore, d’y mettre toute sa force, son don et par-dessus tout, sa concentration et sa volonté.
Dans le premier mouvement du concerto Allegro vivace, le mélomane est invité, selon son désir, à une promenade dans la joie et l’optimisme. Elle démarre à l’orée du bois et continue tout le long de la marche, à travers le parterre de feuilles au milieu de la mousse fraîche étendue le long des souches.
Écouter le son des gazouillis, les bruits étranges que l’on devine sans en connaître l’origine, le doux clapotis d’un ruisseau qui glisse tranquillement en transportant la neige fondante du printemps. Humer le frais humus et palper les arbres gorgés de vie printanière. C’est le bois qui chante à travers la mélodie du grand compositeur.
Puis, s’étendre dans une clairière bercée par les rayons du soleil, être attentif au microcosme en vie, à la brise légère qui flatte les joues. Suivre le vol d’une buse et rêver en écoutant les notes s’associer les unes aux autres dans une perfection totale.
Régénérer son esprit dans la perception de la musique est à la portée de tout en chacun. Le résultat se fait sentir rapidement car la conscience s’éclaircit et le bien-être apparaît. Etienne
Flânerie automnale
C’est une matinée un peu fraîche, imprégnée d’une brume clairsemée due à l’arrière-saison. Le soleil, présent par moments, dispense une forte luminosité comme s’il voulait mettre en valeur la beauté de cette forêt de feuillus, qui attend une visite délicate et respectueuse.
La balade peut débuter, l’entrée du bois par le sentier forestier fait passer le visiteur par une arcade naturelle qui ressemble bel et bien à une porte. Lorsqu’elle est franchie, un ombrage parsemé de faisceaux lumineux apparaît. Une impression de calme règne dans ce lieu couvert de frênes, de charmes, d’érables, de chênes, d’arbustes de toutes sortes et de fougères grasses. La mousse humide et spongieuse envahit le sol, formant un épais tapis vert foncé autour des arbres.
Le silence ne dure pas longtemps car il règne ici et là une activité mi-secrète et mi-visible qui enflamme l’imagination. Des oiseaux volent furtivement en se saisissant de petits insectes. Au loin un pic-vert affûte son bec sur un tronc et une chouette se repose après une nuit de hululements. Mais il y a aussi des écureuils qui ramènent les fruits de leur récolte dans des cavités secrètes afin de passer l’hiver au chaud, des renardes qui surveillent discrètement leurs renardeaux depuis l’entrée des tanières, des chevreuils qui dégustent les baies sauvages produites par le frais humus.
Le vent fait entendre des craquements et des sifflements selon la direction choisie. Le terrain est jonché de feuilles de toutes sortes, si bien qu’à chaque pas, on brasse la multitude légère, faisant virevolter la palette des couleurs fabriquées par cette saison magique. Les champignons sont présents en quantité. Regroupés en plusieurs familles, ils dégagent une senteur qui rappelle la saveur de l’abondance d’une fin d’été.
L’atmosphère est certes frisquette, pourtant cette création automnale est aussi chaleureuse que celle ressentie à l’écoute du mouvement Rondeau de la Sérénade no 9 KV 320 « Posthorn » de W.-A. Mozart, écrite en 1779. Telle une rêverie, elle donne à suivre les voies d’un morceau bien connu. Une aubade onctueuse où l’on retrouve, entre autres, le son apaisant de la flûte, du hautbois et des violons, qui correspondent en tout point à cette flânerie saisonnière.
Un peu de joie par ici, un petit peu de nostalgie par là et beaucoup d’optimisme émanent harmonieusement des instruments en parcourant le chemin. D’un côté des questionnements et de l’autre des réponses, des plaisanteries et des rires, parfois un peu de peine mais beaucoup d’encouragements. Une mélodie remplie de toute la douceur du compositeur de génie. Un air d’une beauté absolue, juste là pour faire du bien...
La promenade se termine, la sortie du bois est proche. Dans un champ doré par l’astre lumineux se trouve un grand hêtre. Il a déjà été un peu malmené par la bise, qui lui a déjà arraché quelques feuilles sans ménagement. Les prémices des frimas de l’hiver arrivent, présageant une période où le calme blanc ouaté régnera comme un souverain, jusqu’au retour de l’hirondelle printanière.
Dans la profondeur de cette nature associée à la subtilité de la musique, le temps s’est arrêté pour donner sa place à la contemplation et à la quiétude. Etienne
Le carré des sonates
Ce magnifique parc est situé en bordure d’un chemin de campagne, à côté d’un champ de blé qui ondule gracieusement à la manière d’une longue chevelure blonde. Délimité par une rangée d’arbres majestueux filtrant l’ombre et la lumière, il est entouré d’un mur de pierres sèches jusqu’à l’entrée où trône, imposant, le vieux portail en fer forgé. Lorsque l’on se trouve à l’intérieur du domaine et malgré sa vaste étendue, un halo d’intimité propre au calme, à la méditation et à l’introspection entoure le visiteur muet d’admiration. Des cultures de toutes sortes embellissent le sol, bien ancrées dans des carrés, des rectangles, des triangles, des ronds et des ovales. D’un côté les grandes plantes symphoniques qui forment une partie importante, un peu plus loin concertos, quartettes, quintettes, divertimentos, sérénades, romances, opéras et autres formes musicales s’étendent à l’infini, toutes délimitées par différents secteurs indiquant des noms gracieux tels que rondo, allegro, presto, andante, vivace.
Parcourant les allées de cet endroit féerique, je remarque un carré rempli de belles fleurs portant le nom de « sonates ». Parfumées à souhait, comme toutes les plantes de ce lieu, elles ne sont pas destinées à être cueillies mais à vivre infiniment ; pour bien en profiter, il faut simplement s’approcher doucement, se pencher… et écouter. Cultivée dans un ordre régulier, chacune possède sa propre essence et a fait l’objet du traitement particulier de musiciens d’une époque assez lointaine, qui ont pris soin de les créer avec toute la science dont ils étaient dépositaires, conscients que leurs ouvrages produiraient des plantes remarquables, pas forcément dociles mais toutes harmonieuses et qui, choyées l’une après l’autre, prendraient de la grandeur sans avoir besoin de soins particuliers, mis à part d’être jouées et surtout écoutées pour la joie universelle.
Bien décidé à entendre le son de l’une de ces « sonates », mais emprunté car ne sachant laquelle choisir, je compte depuis la gauche, la droite, le haut, le bas et pour finir, jette mon dévolu un peu au hasard sur celle-là. Je me penche curieux et tends l’oreille, un peu comme dans le songe de la nuit lorsqu’une vision ou un son apparaît, sans savoir s’il s’agit du rêve ou de la réalité. Après un court instant, mon ouïe conquise filtre ce son magnifique, portant le flux en direction de mon âme, la rendant encore plus joyeuse de vivre, heureuse à la découverte de cette création.
Je ressens alors l’entente parfaite entre un violon et un piano réunis dans un dialogue charmant où chacun donne le meilleur de lui-même par sa propre essence, créant une osmose totale de douceur, de vivacité ou parfois de tristesse, provoquant une nuée faite de bien-être, de calme et de sérénité.
Une femme et un homme s’approchent de moi. Elle violoniste, lui pianiste, tous deux gardiens du jardin des sonates. Heureux de cette rencontre, nous parlons un peu, respectant de longs silences dans l’écoute de la mélodie. Ils m’expliquent que celle que j’ai choisie est la sonate pour piano et violon No 21 en mi mineur K. 304, elle a été créée en 1778 à Paris par le don, l’inspiration et la maîtrise du compositeur W.-A. Mozart, Maître jardinier de la musique saisissant au vol les notes pour les apprivoiser et les associer en une alchimie parfaite, résolvant ainsi les difficultés inhérentes à l’entente de deux instruments très différents, contribuant à établir les normes réunissant un violon et un piano pour l’apprentissage des compositeurs venus après lui.
Détenteurs provisoires de cette merveille, ces amis gardiens ont pour mission d’œuvrer au bonheur de tous par l’écoute des sons harmonieux en les arrosant de virtuosité, perpétuant ainsi pour les temps à venir l’art des notes, qui déclenchent un flot de plaisir lorsque l’on prend le temps de s’en imprégner. Ainsi se termine cette première visite dans ce parc fabuleux qui sera suivie par d’autres afin de découvrir les beautés de ce lieu perpétuel qu’est la musique, venue au monde pour ravir le monde. Etienne
Le concerto de la funambule
Hedevig Antoinette Isabella Eleonore Jensen naquit en 1867 à Flensbourg en Allemagne. De nationalité danoise, elle était artiste funambule dans un cirque très connu au nord de l’Europe. Lors d’une représentation, un officier suédois des dragons, portant le nom de Sixten Sparr, tomba amoureux de cette jeune femme et revint la voir à tous ses spectacles. S’ensuivit alors une relation secrète car d’une part, la mère de la jeune artiste veillait jalousement sur sa fille et d’autre part, l’officier Sparr était marié et avait deux enfants.
Fortement épris l’un de l’autre, les amants décidèrent de s’enfuir. Après s’être installés secrètement dans un petit hôtel sur la côte d’une île danoise, leurs moyens financiers furent rapidement épuisés et la presse commençait à faire écho de leur disparition. De plus, la tente du cirque s’était installée à une courte distance du lieu où ils se cachaient. Un jour, face à l’évidence d’un amour impossible et sans avenir serein pour eux ici-bas, les amoureux quittèrent leur auberge en prétextant une promenade et un pique-nique. Dans la forêt où ils passèrent un dernier moment ensemble, la tragédie se joua et ils mirent fin à leurs jours, peut-être dans l’espoir de se retrouver unis ailleurs. Inhumés en 1889, leur tombe est visitée depuis par des amoureux du monde entier. Lors des mariages à l’église du village de Landet où ils reposent, la tradition veut que la mariée dépose un bouquet sur la tombe, afin d’offrir à la belle amante celui qu’elle ne reçut jamais durant sa courte existence de vingt-deux ans.
Le nom d’artiste de la belle funambule, amour d’une vie de l’officier Sixten Sparr, était Elivra Madigan. Elle tenait son nom du célèbre cirque Madigan, où gracieuse et sans peur, elle donnait des frayeurs aux spectateurs ébahis par la qualité de ses prouesses en équilibre sur un fil.
En 1967, le cinéaste suédois Bo Widerberg réalisa le film « Elvira Madigan » et pour accompagner ce drame de la vie, il choisit pour la bande sonore un concerto pour piano d’une incomparable beauté.
Majestueux, aérien et d’une douceur inégalable, ce morceau a été joué une quantité de fois incalculable. Il transporte délicatement l’auditeur dans un état d’apesanteur et le plonge dans un tourbillon de plaisir. La légèreté qui s’en dégage, animée par les touches noires et blanches, oblige le musicien à la virtuosité. Le tout est magnifiquement orchestré avec les variations propres à l’harmonie totale, sans sentimentalisme exagéré, sans trop de quelque chose ni manque de rien.
Cette musique, puissante et délicate à la fois dans la douce ondulation qu’elle diffuse, remet durant l’écoute de l’ordre dans toute âme qui prend le temps de l’apprécier. Elle s’exprime d’une telle belle façon et semble si naturelle que l’on peut s’imaginer la voir sortir par petits flots réguliers d’une source. Elle coule majestueusement dans un labyrinthe de fraicheur, au milieu d’un pré d’herbes verdoyantes et flottantes, au gré d’une brise de printemps.
Mozart a écrit ce concerto référencé sous No 21 K. 467 deuxième mouvement « andante » en 1785, alors que la période « Romantique » dont les principales caractéristiques sont liées aux émotions et à la sensibilité, n’existait pas encore selon la définition actuelle. Il faut attendre la deuxième partie de la vie de Beethoven, l’arrivée de Schubert, Chopin, Mendelssohn, Schumann et quantité d’autres grands compositeurs pour l’éclosion de ce mouvement qui suit la période dite « Classique ».
Cependant, il est évident que Mozart, qui mettait un grand soin à composer selon des règles musicales strictes, a réussi à créer par son génie les concertos les plus avant-gardistes de l’espace romantique. Cette pièce parmi d’autres le prouve par le ressenti qu’elle procure. Depuis la sortie du film de Widerberg, cet air, déjà célèbre, a été nommé « Concerto pour piano Elvira Madigan ». Etienne
Une sérénade printanière
Une vitamine parfaite pour l’arrivée du printemps, c’est écouter, ou encore mieux, vivre intensément l’écoute de la sérénade no 7 en ré majeur K 250, « Haffner », en huit mouvements, composée en 1776 par Wolfgang Amadeus Mozart.
Le premier mouvement « Allegro maestoso-Allegro molto », délivre l’esprit vivifiant et glorieux de la venue de l’hirondelle printanière. Pour autant que l’imagination l’accepte lorsque la magie musicale opère, il en ressort clairement la connotation du changement de la saison. Ce mouvement, frais et vivace, à la fois empreint de sérieux et de joie, parle à celui qui l’écoute. C’est comme une joute astrale qui se forme au travers de l’œuvre, entre l’hiver qui sait son temps terminé et le printemps qui arrive et s’affirme avec force et joie.
On ressent aisément la fin d’une période et l’arrivée zélatrice de la suivante, le départ des froids frimas et l’arrivée des vents plus doux, la venue de la lumière et la fuite de l’obscurité, la fin de la calme torpeur hivernale, et l’arrivée de l’émanation intense en provenance des points cardinaux.
Les variations de la composition imposent la cadence sur la scène qui se joue à l’extérieur, sur la terre et dans le ciel, dans un immense et somptueux théâtre vivant où le décor est déjà installé et où tous les éléments sont mis en place d’une façon ordonnée. Il est facile, en se fondant dans l’harmonie de la pièce de musique, de s’imaginer dans le pré, observant la renaissance de la nature et de ses acteurs, les nuages qui défilent en faisant passer tour à tour l’ombre et la clarté, l’arrivée de l’insecte, le son sourd du bourdon, l’abeille gourmande de nectar, le criquet encore discret que l’on entend sans voir, l’araignée qui tisse son œuvre d’art en silence, la fourmi sérieuse au travail, l’oiseau et son chant harmonieux, l’humidité du sol qui se met à l’évaporation et qui apporte la fragrance de la terre chaude.
C’est toute la gamme de l’offre de mère nature, très ancienne dans son corps mais très jeune dans sa tête, qui se renouvelle, qui remue sans jamais s’arrêter au gré d’un retour de la neige, de la grêle, de la pluie, du vent du nord ou du sud, du brouillard matinal, de l’ardent soleil qui remonte de façon régulière en direction de son apogée et qui transforme le champ pour la fécondation des semences, en vue de la naissance des nouvelles pousses.
Cette belle sérénade, forte, vivante et équilibrée, crée par la vibration intense qu’elle dégage, l’opportunité d’accomplir un voyage imaginaire en ouvrant l’âme à la perfection naturelle de notre astre, et bien sûr à la perfection due à son compositeur et aux musiciens qui la joue avec virtuosité.
Une musique sublime et un peu d’imagination, la vitamine a produit son effet. Etienne
Le destin d'un oiseau
C’est une histoire pour petits et grands enfants. Celle d’un oiseau commun qui a eu une vie un peu hors du commun. Un Étourneau sansonnet qui devint propriété de W.-A. Mozart en 1784.
Des notes indiquent que le compositeur aimait beaucoup les animaux en général et particulièrement les oiseaux. Dans des écrits destinés à sa sœur Maria Anna surnommée Nannerl, qui fut une musicienne renommée, il prend des nouvelles des canaris, des mésanges et d’un rouge-gorge qui vivaient dans leur famille.
Concernant notre ami l’étourneau sansonnet et renseignements pris auprès de M. Fernand Pasquier, spécialiste en la matière, il ressort qu’il s’agit d’un oiseau que l’on trouve beaucoup dans nos contrées jusqu’à une altitude d’un peu plus de 2000 m. Il présente un plumage noir moucheté de nombreuses taches blanches et lors de la période nuptiale, ses plumes se teintent de reflets métallisés. Il loge dans divers endroits, comme dans les fissures des rochers ou sous les tuiles faîtières. Sa particularité est qu’il a la faculté de reproduire parfaitement des airs et sons divers qu’il glane çà et là, par exemple le gloussement d’une poule ou le cri flûté du Loriot qui est un oiseau dont le chant donne véritablement l’impression de se trouver en… pleine jungle. Il est également capable de reproduire le claquement d’une portière d’une voiture ou le grincement d’une porte qui se ferme et parfois il contrefait le chant d’un oiseau différent, ce qui peut bien évidemment tromper un expert.
Les biographes ont relevé une annotation que W.-A. Mozart a faite dans son livre de compte lors de son achat, soit « un étourneau, 34 kreutzer » et il est aussi écrit, « c’est magnifique ». Il semble que le compositeur, qui ne vivait que pour la musique, ait été forcément très heureux de l’acquisition de son petit volatile, sachant qu’il était capable de chanter par imitation. Il est par ailleurs indiqué qu’il aurait appris à son nouvel ami, avant de l’acheter, la première mesure de la mélodie du 3e mouvement « Allegretto » du concerto pour piano no 17 en sol majeur, K. 453 qu’il venait de terminer quelques semaines auparavant.
Vrai, ou pas ? En tous les cas, à l’écoute de cette pièce joyeuse et harmonieuse où l’on se croirait dans une forêt un matin de printemps ou d’été, on ressent un frétillement et une badinerie qui colle tout à fait à l’esprit du compositeur et la copie de cet air par un oiseau dont c’est la spécialité ne laisse que peu de doute sur le sujet.
Durant trois années, l’étourneau a accompagné le musicien et a eu probablement l’occasion d’écouter et d’imiter une quantité de sonorités incalculables. Le tableau représente une scène incroyable et il est aisé de visualiser le volatile présent à l’écoute des compositions, des essais, des improvisations, des joies et peines du musicien qui composait sans cesse des morceaux tous plus beau les uns que les autres. D’une certaine manière, une association devait se dégager dans le rapport entre les deux amis et les facultés de l’oiseau auront probablement contribué à apporter une forme de complicité musicale entre eux.
À la mort de son étourneau, il lui a rendu hommage par une cérémonie d’enterrement dans son jardin avec la pose d’une pierre tombale, il a composé un Requiem et écrit des vers à sa mémoire. Même en prenant cela au degré que l’on veut, on ressent le reflet du caractère du compositeur, qui démontre un état d’esprit chaleureux, reconnaissant et respectueux de la vie en général.
Ce célèbre étourneau sansonnet a été l’ami d’un génie, qui avait une mémoire auditive lui permettant de reproduire tout à partir d’une seule écoute et une oreille parfaite qui ne lui faisait jamais défaut. Ce don a contribué à son succès, cependant, c’est surtout par la force de son caractère, son acharnement à vouloir rendre ses compositions parfaites, son état d’esprit positif et sa bienveillance face à ce qui l’entourait qu’il devint la référence. Toute son œuvre qui ne comporte que des chefs-d’œuvre est le fait d’un homme qui a su transcrire les états d’âme du caractère humain dans une musique parfaite où tout est à sa juste place et l’histoire de l’oiseau qui vint se greffer dans sa vie n’est pas le fruit du hasard, c’est un clin d’œil qui a contribué à poser une pierre de plus à l’édifice de son œuvre monumentale.
En conclusion, c’est quand même un joli destin pour un oiseau d’avoir été durant sa vie « imitateur du musicien qui se nommait Wolfgang-Amadeus Mozart ». Etienne