Sous le ciel de Skye

Le ciel qui couvre l’île de Skye est changeant ce matin-là. Des nuages filent rapidement, emportés par le vent venu du nord qui laisse présager l’arrivée des pluies de septembre. L’alternance de la lumière et de l’ombre projette des visions diverses. Lorsque le soleil perce, il dévoile les multiples endroits escarpés, les flancs de montagnes tapissés d’herbe verte qui brillent comme des émeraudes. Lorsque la voûte s’assombrit, les nombreux ruisseaux qui se dirigent en méandres vers la mer prennent alors un aspect plus sauvage, laissant apparaître les pierres charriées depuis les nombreux sommets.

Le vent qui se lève fait le bonheur des oiseaux marins. L’ascendant les pousse vers le haut et là, statiques, ils peuvent rester en observation. Le descendant les autorise ensuite à planer sur le bord de l’océan devenu chahutant comme un animal en cage qui s’ennuie et veut sortir dépenser sa furie.

Les falaises du nord se découpent parfaitement dans le paysage. Imposantes, elles subissent depuis toujours les assauts des vagues qui viennent s’y fracasser avec grand bruit et repartir au large. Au loin, des petites îles se détachent, parsemées et isolées. Au milieu passe un chalutier qui a pris son départ pour une période de pêche. Il reviendra à quai lorsque ses cales seront remplies de la manne offerte par l’immensité maritime.

Sur un promontoire légèrement en retrait, un vieil homme est debout immobile, son regard semble fixer l’infini. Cependant, il ne faut pas se tromper, John MacLeod, berger qui a passé toute sa vie sur son île, ne se laisse pas aller à des états d’âme. Il observe, scrute et comprend le sens de ce qu’il voit mieux que n’importe qui. À côté de lui trône un cimetière marin. Situé légèrement en pente, il ressemble à un échiquier avec ses nombreuses stèles posées et rangées par méthode selon la tradition. Son épouse y repose car elle est partie plus tôt que lui. Il y a aussi plusieurs de ses amis qui sont enterrés dans ce vert pâturage au milieu des frimas et des embruns. Il sait bien que dans un terme approchant, il y sera accueilli pour son repos, mais cela ne le dérange pas. Lui ne part pas du principe que l’on ne vit qu’une fois, il pense plutôt que l’on ne meurt qu’une fois et que l’on vit tous les jours. Et puis, c’est un Écossais, il a une tête et un tempérament qui ne se laisse pas facilement ébranler. Il vit dans un pays rude où les moutons sont plus nombreux que ses congénères, dans un endroit où le silence, qui règne en maître, est juste troublé par les vibrations de ce paysage majestueux en continuel mouvement.

Ce matin, comme à son habitude, il est venu localiser ses moutons, ses beaux « Blackfaces » qui font sa fierté. Tous sont présents, tous sauf bien sûr Flint, qui n’a jamais voulu se mêler au troupeau. Il reste toujours un peu à l’écart et prend même parfois une autre direction, ce qui est le cas ce jour-là. Le vieux berger va rester encore un moment sur place et plus tard, si Flint le rebelle ne revient pas, il enverra son fidèle colley Bailey qui se chargera de le ramener.

Un peu plus loin se trouve le pré de son voisin clôturé par des pierres sèches et quelques fils. Les vaches des Highlands se repaissent de l’herbe grasse ou restent couchées, humant l’air iodé venu du large. Une de ces beautés le regarde d’ailleurs avec insistance. Brune rousse et pleine de charme, elle possède des yeux superbes dont l’un est recouvert d’une frange qui semble peignée par un grand coiffeur parisien.

Notre Écossais d’apparence calme est en réalité bouillant de joie à l’intérieur. Sa petite-fille Janie lui a annoncé la semaine dernière qu’elle viendrait passer cinq jours avec lui. Elle travaille à Inverness, dans un institut pour la promotion de la langue gaélique, langue parlée par lui-même et une bonne partie des habitants de son île bien aimée. Elle va loger dans sa petite maison de pierres comme lorsqu’elle venait durant son enfance. Ils vont pouvoir évoquer des souvenirs, se promener le long des falaises et sur les plages sauvages. Ils n’auront même pas besoin de beaucoup se parler, les regards suffiront largement à évoquer le plaisir de vivre… sous le ciel qui couvre l’île de Skye.                                                                                                             Etienne